La jeune veuve participe avec d'autres familles et des activistes à un hommage discret aux exilés disparus en mer, pour lutter contre un douloureux oubli.
Pieds nus dans le sable, Fatou contemple avec tristesse les fleurs ballotées par les vagues.
Autour d'elle, la beauté de la mer étincelante, des pirogues aux couleurs éclatantes, la douceur apparente de l'atmosphère cac hent un quotidien d'habitants régulièrement frappés par les naufrages meurtriers de la migration, dans cette localité à une trentaine de kilomètres de Dakar et l'un des lieux de départ des pirogues clandestines.
"Migrer pour vivre, pas pour mourir!", proclame une banderole installée sous des arbres en bout de plage par l'Association pour la solidarité des migrants et des familles démunies (ASMFD).
Jeudi en fin de journée, une prière et récitation du Coran a été donnée par des dignitaires religieux et des proches de disparus. Les participants ont ensuite éparpillé en silence des f leurs dans la mer.
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Cette cérémonie est partie prenante de la mobilisation internationale "Commemor-Action" en soutien aux familles des personnes décédées ou disparues en migration à travers les frontières, et qui commémore un drame de la migration survenu le 6 février 2014 dans l'enclave espagnole de Ceuta.
Drapée dans une longue robe, Fatou Fall, 27 ans, est venue depuis Mbour, à 80 km au sud, ville côtière également éprouvée par des naufrages et disparitions.
Alors qu'elle n'était mariée que depuis un an et demi, sa vie a basculé le 8 septembre 2024 : son mari, celui de sa cousine et deux autres parents se sont noyés à environ 4 km de la côte.
Leur pirogue a chaviré.
- "Corps jeté à la mer" -
"Mon mari voulait apporter son soutien à ses parents, mais c'était compliqué pour lui de trouver un boulot, même ceux qui sont diplômés n'y parviennent pas", confie-t-elle, très émue, à l'AFP. "Il a décidé de prendre la pirogue; nous aussi, nous avions espoir dans une vie meilleure et nous l'avons laissé partir...", souffle Fatou, qui a jugé "important" d'être présente jeudi.
Le Sénégal est l'un des principaux points de départ pour les milliers d'Africains qui prennent depuis des années la périlleuse route de l'Atlantique et tentent de gagner l'Europe à la recherche d'une vie meilleure, principalement via l'archipel espagnol des Canaries.
Les embarcations sont surchargées, souvent vétustes.
Des milliers de personnes sont mortes sur cette route ces dernières années et le Sénégal, où les jeunes, même diplômés, sont fortement touchés par le chômage, a récemment été endeuillé par de dramatiques naufrages.
Seyni Ndoye, 55 ans, agent municipal, dit avoir participé à la commémoration de Mbao pour "partager ici le souvenir" de son fils.
Il y a presque deux ans, Hassan, 20 ans, est parti dans une pirogue avec plusieurs amis.
Grâce à des rescapés, Seyni a pu reconstituer des bribes des derniers jours d'Hassan: il a perdu la vie après une semaine de traversée sans s'alimenter, quand sa pirogue a dérivé au large du Cap-Vert pendant une dizaine de jours.
"Son corps a été jeté à la mer" car les autres personnes "ne pouvaient pas le garder dans la pirogue... c'est très douloureux", confie-t-il.
- Des familles "ignorées" -
Ce drame des disparus en mer reste entouré de tabou e t de honte au Sénégal, ce qui renforce l'isolement et le désarroi des familles dans la quête de leurs proches.
Même s'il existe des "collectifs de familles de disparus" à Mbour, à Saint-Louis, à Joal notamment, le travail de sensibilisation et de recherche des associations reste très difficile.
"Au Sénégal, les familles de disparus sont ignorées; elles n'ont pas le droit à l'information ou à la recherche" ni à la tentative d'identification de leurs proches, dénonce Ibrahima Konaté, 31 ans, fondateur de l'ASMFD.
"Il n'y a aucune entité qui aide ces familles: la police, le gouvernement, ils disent que ce n'est pas leur travail, que ce n'est pas eux qui ont envoyé leurs enfants sur les routes migratoires, alors que c'est bien la situation du Sénégal qui pousse les jeunes à partir", lance-t-il.
"Les familles ont beaucoup de difficultés à accepter un deuil sans aucune information", explique de son côté Saliou Diouf, fondateur de l'association "Boza Fi" (la liberté ici, en wolof), interrogé par l'AFP.
L'ASMFD demande aux autorités sénégalaises "de se mobiliser" et de "créer une plateforme pour aider les familles de disparus à faire leurs recherches eux mêmes".
Mamadou Pouye, 47 ans, originaire de Mbao et qui a perdu son frère il y a plusieurs années dans un naufrage de pirogue, et plus récemment "au moins cinq amis", a participé à la cérémonie de jeudi.
Il témoigne pudiquement de l'attente insupportable, de la difficulté à faire son deuil et à perpétuer le souvenir de son frère Housseinou.
"On a perdu l'espoir de le retrouver un jour", lâche-t-il. "On aurait aimé l'amener à la morgue pour accomplir les recommandations de la religion (...) mais on n'a pas pu l'inhumer".
"Tu ne sais même pas où aller pour prier pour lui et conserver son souvenir...C'est très difficile".